XVIII
Ti cherche un démon et trouve un saint ; il rate sa mission et s’en voit féliciter.
Les lieutenants du magistrat passèrent le reste de cette heure de grâce à fourbir leurs armes en prévision d’une lutte sans merci. Lorsqu’il jugea qu’il avait attendu assez longtemps pour la préservation de son honneur, Ti se leva et quitta l’auberge sans un mot. Après s’être concertés des yeux, ses hommes le suivirent sur l’avenue, puis sur la grand-route qui prolongeait celle-ci.
Ils passèrent les maisons des récolteurs de sel, qui ne semblaient pas avoir été touchés par la calamité générale. Les cristaux blancs continuaient de sécher dans les enclos cernés de murets. Des jeunes filles apportaient des seaux de saumure, tandis qu’un autre groupe descendait vers la rivière en discutant.
Aux ateliers de céramique, en revanche, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive. Les potiches abandonnées gisaient en vrac devant la fabrique. Ti préférait ne pas imaginer ce qu’elles contenaient.
Ils atteignirent enfin le mur d’enceinte du sanctuaire. La tête de bœuf sculptée trônait toujours au-dessus de la double porte. Celle-ci était ouverte en grand.
Autour de la cour où Tao Gan avait vu se dérouler l’entraînement des enfants se dressaient plusieurs bâtiments d’habitation. Ti et ses hommes y pénétrèrent avec précaution, quoiqu’ils fussent aussi déserts que la ville. Ils remarquèrent, pendus à des clous, d’étranges instruments de musique, mélanges de flûtes et de cithares.
— Des lusheng. Je m’en doutais, dit Ti.
Il avait sous les yeux divers objets typiques de l’ethnie Miao.
— Les Miao vivaient à l’origine dans le centre de notre pays. Selon les annales historiques conservées aux archives de Chang-an, notre glorieux peuple, les Han, les ont peu à peu repoussés vers le sud. Ils n’ont jamais accepté notre brillante civilisation, malgré plusieurs millénaires à notre contact. Au fil des guerres, des rébellions, des défaites, ils ont été forcés de se disperser à travers l’empire.
Cet endroit devait être un ancien monastère tombé en désuétude, car il était bâti autour d’un temple. À l’intérieur, ils trouvèrent un autel au dieu de la guerre. La statue de la divinité était entièrement dorée et revêtue d’une peau de loup. Ses six mains étaient serrées sur divers couteaux, poignards, épées, lacets. Elle possédait une tête de taureau et des sabots. Un petit tas de cailloux avait été déposé devant elle.
— Ce sont les offrandes, dit Ti. Chiyou se nourrit de pierres.
Ti expliqua que Chiyou passait pour être le fondateur des Miao, dont le nom signifiait « riz cru ». Tao Gan ne put s’empêcher de gratter le dos de la statue : la couche d’or était épaisse.
— Comment ces gens ont-ils pu faire dorer leur idole ? s’étonna-t-il.
— Devine, répondit Tsaio Tai.
Il y avait, attenante au temple, une loge comme en occupaient d’ordinaire les prêtres. Ti supposa que la communauté vivait sous la direction spirituelle d’un ascète qui en assurait la cohésion. Plus loin, ils trouvèrent des salles d’entraînement où l’on avait entreposé un arsenal bizarre. Ils virent là un croc de guerre, un fléau d’arme, un lot de lances de toutes les tailles, une hallebarde en croissant de lune, un trident, une épée à lame ondulée, une faucille de combat, et même le terrifiant anneau de fer de sinistre renom. Tout, enfin, ce que la brillante imagination des Chinois avait inventé pour s’entretuer efficacement. Ti contemplait ce bric-à-brac comme un lettré découvrant une nouvelle espèce d’insectes :
— Je savais qu’il existait une catégorie de tueurs professionnels qui commencent leur apprentissage dès l’enfance, mais je n’en avais encore jamais rencontré.
Il avait lu une circulaire à ce sujet. On soupçonnait des gens issus de la classe la plus pauvre, ruinés par la guerre, d’avoir mis en commun toutes les techniques de combat que leurs membres avaient pu acquérir. Ils avaient la réputation d’être organisés en clans, tout en conservant un camouflage de fermiers ou d’artisans, afin de garder leurs talents secrets. Certains villages passaient pour être des centres d’apprentissage réputés.
Ils passèrent dans ce qui leur parut être la salle des trophées.
— Regardez ça, seigneur ! dit Ma Jong.
Un mur entier était recouvert de sabres, de casques et de lances identiques. Tsiao Tai les compta rapidement. Ils avaient sous les yeux l’attirail entier d’un bataillon, sans doute celui envoyé à la poursuite du directeur en fuite. Ces soldats étaient un trop gros morceau pour les brigands isolés. Ils étaient parvenus au but du voyage, et y avaient trouvé leur perte.
La pièce suivante était une bibliothèque. Ti vit en bonne place L’Art de la guerre de Sun Tzu et d’autres ouvrages sur les innombrables méthodes guerrières. Les adorateurs de Chiyou avaient au moins trouvé un intérêt à la culture chinoise : ils exploitaient l’incorrigible habitude des Hans de composer des traités sur tous les sujets possibles.
Tandis que Ti égrenait les titres en bon érudit, ses lieutenants firent le tour du domaine.
— Ils se sont évanouis dans la nature ! annoncèrent-ils à leur retour. Il n’y a plus personne !
Quelqu’un toussota dans leur dos. Ils se retournèrent d’un même mouvement. La vision qui s’offrit à eux les stupéfia.
Près de la porte, un bonze en robe safran et sandales de corde les contemplait avec l’expression de bonté coutumière de ces religieux, un léger sourire sur les lèvres, telle une incarnation du Bouddha. Il leur fallut un moment pour reconnaître leur ancien compagnon de route, le lecteur du censorat Ruan Boyan, alias Nian Changbao. Il s’était rasé la tête et portait l’habit tout simple des moines. La balafre qui marquait sa joue s’était effacée comme par magie. Il était aussi tranquille que s’il s’était agi d’accueillir des pèlerins soucieux de dévotion. Le phénix était ressuscité une fois encore.
Ti fronça les sourcils et pointa sur lui un doigt accusateur :
— C’est vous qui avez organisé ce réseau pour les personnes en fuite, n’est-ce pas ? C’est pour cela que vous avez été condamné à mort !
Le bonze acquiesça du menton avec un soupir plein de regret à l’évocation de sa vie précédente.
— Cependant, poursuivit Ti, je suis certain que vous avez été inclus au nombre des graciés parce que le censorat espérait récupérer votre trésor. C’est pour cela qu’il a été si contrarié par votre disparition.
Nouvel acquiescement muet.
— Comme vous saviez que le véritable Ruan Boyan était laid, vous vous êtes affublé d’une fausse cicatrice. Voilà pourquoi vous ne pouviez vous rendre aux bains avec nous – nonobstant le fait que vous saviez pertinemment qu’on y repérait les gens dont les corps pouvaient être utiles au petit trafic de cadavres qui s’était développé ici.
— Il faut lui faire avouer où il a planqué le magot ! dit Tao Gan, une lueur de convoitise incandescente dans les yeux.
L’appât du gain était un mal contagieux. Ils le traînaient avec eux depuis Chang-an comme une infection.
— Il ne s’agit pas de ce que tu crois, dit Ti. Tu serais déçu.
Le bonze sourit ostensiblement. Cette remarque lui parut mériter une réponse. Il ouvrit la bouche pour la première fois.
— Votre Excellence est inspirée par le souffle de Confucius, comme toujours. Quelle recrue vous auriez fait pour la Vraie Foi !
Il s’approcha de Tao Gan, qui eut un mouvement de recul, et lui prit les mains avec douceur.
— C’est bien un trésor, brave Tao, et plus précieux que tout ce que tu peux imaginer. J’espère qu’il t’ouvrira les yeux, à toi aussi, un jour. Même les vies les plus déréglées sont susceptibles de rencontrer la Voie.
Il lâcha les mains de l’ancien escroc pour s’intéresser à la bibliothèque. Tao Gan le contemplait avec une moue de susceptibilité outragée. Comment cet assassin, ce voleur, ce menteur éhonté se permettait-il de lui faire la leçon ? Sans prêter attention à quiconque, le bonze fouillait patiemment les rayonnages.
— Il cherche son trésor ? dit Ma Jong. Dans des casiers à livres ?
— Le cinabre d’immortalité ! s’exclama Tsiao Tai.
C’était le secret ultime recherché par tous les alchimistes chinois, dont l’art consistait à manipuler des substances chimiques et des poisons.
Le bonze trouva enfin la bonne case. Il en retira avec une infinie délicatesse un lot de vieilles tablettes noircies. Elles étaient couvertes d’une écriture étrange, faite de bâtons, de courbes et de points.
— C’est du sanscrit, expliqua Ti. La langue des barbares du pays appelé l’Inde. La langue du Bouddha. Je suppose que cela a un rapport avec le fait que l’impératrice a ordonné la traduction des textes sacrés indiens ? demanda-t-il.
Le bonze était en train de s’incliner devant les tablettes tout en récitant des invocations en langue étrangère. Ils durent attendre qu’il eût fini pour avoir leur réponse.
— Ces soutras ont été écartés de la traduction parce que leur contenu déplaît à l’église bouddhiste officielle, dit Nian Changbao. Ils jettent un éclairage différent sur la Voie.
Ti avait vaguement entendu parler d’un courant millénariste minoritaire. Non seulement ces bouddhistes voulaient répandre en Chine un culte étranger, mais en plus ils se disputaient entre eux !
— Vous l’avez donc volé, dit-il.
Les yeux de l’ancien directeur brillaient d’exaltation :
— Je parcourrais le pays à pied, en mendiant ma nourriture, pour prêcher le retour du Bouddha !
C’était un illuminé. Ti comprit que tous ces meurtres avaient été commis au nom d’une foi mal entendue. Le bonze était prêt à justifier toutes les abominations :
— Il est juste que les vices des hommes aient servi à protéger la connaissance de la Vérité, dit-il de sa voix douce, au ton toujours égal. Voilà un paradoxe divin, ne trouvez-vous pas ?
Ce que Ti trouvait paradoxal, c’était d’entendre un meurtrier lui faire l’apologie de la piété.
— Vous êtes un être étonnant, Phénix renaissant.
Ce dernier dodelina de la tête :
— C’est « Propagateur du Vrai Chemin », dorénavant. Le phénix a fini de renaître. J’ai abandonné toutes mes anciennes dépouilles pour marcher dans les pas du Dieu vivant.
Ti avait toujours su que le directeur de la police était bouddhiste : lors de l’exécution manquée, il avait vu un bonze lui réciter des prières. Il savait désormais à quoi avait servi l’argent du crime : à soudoyer les traducteurs pour mettre la main sur ce « trésor », qu’il avait fait déposer dans le lieu le mieux défendu de l’empire : cette forteresse du meurtre. Il y avait certainement de quoi mettre l’impératrice en colère.
— Un accident de char, hein ? dit Tsiao Tai en désignant du doigt sa propre joue. Vous vous êtes bien moqué de moi !
— Je le sais, dit le bonze. C’est l’un des péchés que je vais expier à partir d’aujourd’hui, et j’y consacrerai le reste de ma vie.
C’était bien ainsi que l’entendaient les lieutenants du magistrat. Ils firent un pas pour l’interpeller. Leur patron les arrêta d’un geste :
— Halte-là, malheureux ! Touchez à cet homme et vous finirez sous la hache !
Ils se figèrent sans comprendre. L’ancien directeur s’inclina poliment, comme chaque fois qu’il avait remporté une victoire dans cette invisible partie de go qu’il disputait contre le pouvoir et contre Ti. Il ramassa un gros sac, y enfouit ses précieuses tablettes et se dirigea vers la sortie. Les quatre hommes le suivirent jusqu’au seuil de la communauté du Bœuf, puis ils le regardèrent s’éloigner sur la route. Il psalmodiait déjà son soutra millénariste. La litanie n’allait plus s’arrêter, tout au long du chemin qui le mènerait peut-être jusqu’au nirvana.
Les lieutenants jetaient à Ti des regards interloqués. Ils bouillaient d’envie d’aller agrafer le criminel pour le traîner devant ses juges.
— La chancellerie a interdit qu’on porte la main sur le moindre bonze, expliqua leur maître. Le décret a été promulgué il y a six mois, sur ordre de l’impératrice. Elle s’appuie sur cette religion pour asseoir son pouvoir et souhaite favoriser ses représentants. En réalité, tout ce qu’elle a obtenu, c’est de les faire un peu plus mépriser par le peuple. L’idée que quelqu’un est au-dessus des lois est désagréable à tous les autres, n’est-ce pas ? En l’occurrence, elle a même réussi à faire échapper l’homme qu’elle voulait abattre !
Finalement, Nian Changbao avait fait comme ses anciens protégés : il s’était trouvé une protectrice très haut placée, une impératrice trahie par ses propres décisions.
— Votre Excellence ne craint-elle pas de laisser un assassin en liberté ? demanda Ma Jong.
Ti ne pensait pas que l’ancien directeur fût encore dangereux. Le bouddhisme prônait le respect de toute vie, même si l’impératrice semblait avoir oublié ce détail. Leur adversaire était parvenu à ses fins ; il n’était sûrement plus néfaste. Tao Gan était goguenard :
— Avec sa non-violence, je lui souhaite bien de la chance lorsqu’il se trouvera pour la première fois nez à nez avec un bandit de grand chemin ; l’un des malfrats qu’il protégeait, par exemple !
La remarque rappela au mandarin qu’ils n’étaient pas eux-mêmes en sûreté.
— Ne traînons pas ici. Nos amis de la communauté du Bœuf ont laissé trop de matériel derrière eux pour ne pas revenir. Nous sommes sans doute observés. Je n’aimerais pas être là lorsqu’ils se décideront.
Ses hommes de main n’en avaient guère envie non plus. Ils se hâtèrent de retourner à Liquan.
Ti et sa troupe quittèrent après le déjeuner cette petite ville « la plus tranquille de l’empire ». Au bout de la longue avenue centrale, ils virent le portique d’honneur renversé et démantibulé. Quelqu’un l’avait abattu à la hache et s’était acharné dessus ; probablement les habitants qui avaient souffert du joug de « Phénix renaissant » ces dernières années.
Madame Première avait pris place dans sa voiture, qu’entouraient les cavaliers. Elle avait ouvert les rideaux pour profiter du paysage. Ti chevauchait à côté de la carriole, la mine sombre. Sa mission était manquée : il ne ramenait pas le fuyard.
— Des temps difficiles nous attendent à Chang-an, prévint-il. Quoi qu’il nous arrive, j’aurai besoin de m’appuyer sur vous. Je compte bien que vous oublierez toute velléité d’improvisation inconvenante !
Dame Lin inclina humblement la tête.
— Oh ! Jamais je n’oserais contrarier mon époux, moi qui ai la chance d’être mariée à une « Montagne qui pense » !
Elle pinça les lèvres pour empêcher un sourire ironique de trahir ses pensées. Ti se tourna vers ses hommes et vit qu’ils regardaient obstinément la route. Il eut la certitude que l’un d’eux avait pouffé dans son dos.
Dès le lendemain de son retour à Chang-an, la première préoccupation de Ti fut de se présenter au Yushitai, le siège du censorat. Il eut le bonheur d’être reçu cette fois encore par Son Excellence Hu Zhaohui, deuxième assistant du troisième secrétaire du censeur adjoint.
Il se prosterna devant ce haut personnage. Celui-ci eut la bonté de l’autoriser à se relever. Ti vit alors que l’assistant du Sheren manipulait une liasse de lettres officielles.
— Je vois que vous nous avez confirmé le suicide du prince Li Huang-Fu et de ses complices. C’est bien. Il est primordial que nos arrêts ne soient pas contredits.
Un long silence tomba sur la pièce. Le mandarin s’attendit à s’entendre réclamer la dépouille du directeur de la police. Il n’osait prononcer le premier mot des excuses contrites qu’il avait passé la nuit à préparer.
— Mais ce ne sont là que des détails sans importance, reprit l’homme à la ceinture de jade. Nous devons discuter à présent de la « grande affaire » qui nous occupe.
Ti vit sa tête sur le billot. Oubliant toutes ses résolutions, il se lança dans un flot de paroles improvisées :
— Je supplie Votre Excellence au renom glorieux[27]de croire que j’ai fait mon possible pour lui ramener Nian Changbao. Seules des circonstances exceptionnelles m’ont empêché d’accomplir…
— Qui ça ? fit Hu Zhaohui. Ah, oui… Peu importe !
Il lui annonça que l’ancien directeur félon avait été officiellement rattrapé et exécuté dans les règles trois jours après que Ti fut parti à sa recherche. Devant un commissaire-inspecteur qui avait beaucoup de peine à cacher son ahurissement, il ajouta que, depuis lors, l’empereur avait été atteint d’une crise de goutte très pénible ; Sa Majesté avait oublié cette stupide affaire et ne pensait qu’à ses remèdes. Quant à l’impératrice, on lui avait dérobé une fibule d’or offerte par le roi des Qitan, à laquelle elle tenait infiniment.
— Voilà le grand sujet, conclut le deuxième assistant, la mine aussi sévère que s’il avait eu sur les épaules la charge de l’empire.
Ti Jen-tsie, à qui l’on commençait à reconnaître un petit talent pour débusquer les biens égarés, était chargé de dénicher le voleur parmi les eunuques du palais ou les suivantes de Sa Majesté, dont une vingtaine avaient déjà été fouettés à titre préalable.
— Vous nous rapporterez sa tête, bien entendu. Faute de quoi… vous savez !
Ti savait : dégradation, relégation, exécution, et ainsi de suite. Il se retrouvait à devoir courir après un chapardeur. Avec un peu de chance, dans une dizaine de jours, une autre affaire, importante ou risible, viendrait distraire à nouveau l’attention de la Cour.
Absorbé par son courrier, l’assistant du Sheren ne s’était plus intéressé à lui depuis une bonne minute. Ti en déduisit qu’il pouvait se retirer. Il se prosterna et quitta la pièce à reculons.
L’explication de ce qu’il venait d’entendre se mit en place tandis qu’il longeait les corridors rouges à ciel ouvert de la Cité interdite. Pour s’épargner les reproches du couple impérial, le censorat avait trouvé plus simple d’annoncer l’arrestation et l’exécution du fugitif. Il avait suffi de trouver quelqu’un pour tenir ce rôle. L’ironie du sort aurait été qu’un des cadavres dont Liquan faisait commerce ait servi à cet usage. Ti chassa cette idée : jamais les dirigeants de sa resplendissante nation ne tremperaient dans quelque chose d’illégal. D’un autre côté, le censorat faisait toujours appel aux meilleurs spécialistes, dans tous les domaines. Ti se rappela qu’il n’avait jamais retrouvé le commandant de la porte sud…
La phrase de Son Excellence Hu Zhaohui trottait encore dans son esprit : « Il est primordial que nos arrêts ne soient pas contredits. » Par conséquent, les arrêts contredits étaient oubliés, annulés, ils n’existaient plus. Toute cette mission n’avait jamais eu lieu.
Ti retrouva presque avec plaisir son service de la police civile. Après les fastes sulfureux du yamen de Liquan, la décrépitude de ses locaux lui semblait l’emblème de l’honnêteté et de la rigueur.
Son premier clerc Zhang Jiawu lui résuma les enquêtes en cours. Une femme de province avait été arrêtée pour le meurtre de son mari, le lendemain même de la nuit de noces ! Ti déclara qu’il irait l’interroger lui-même au dépôt, avec Tsiao Tai. Ce dernier aurait sans doute plaisir à saluer la belle Bu Jiao, son vieux béguin.
On le pria ensuite d’agréer les rapports de leurs informateurs, retranscrits par leurs scribes. Cette effrayante kyrielle de ragots et d’indiscrétions lui donna la migraine. Cet emploi de chef de la sécurité ne consistait qu’en espionnage et répression politique. Il ne voulait rien avoir à faire avec ces tâches, elles ne l’intéressaient pas. Certes, il comprenait la nécessité de surveiller non seulement les activités, mais aussi les pensées, les idées, les opinions des habitants d’une si grande métropole. Il n’avait simplement pas envie de s’en charger.
Un ricanement le tira de ses sombres réflexions. Son clerc avait ouvert un gros livre qui traînait là et se délectait de sa lecture.
— Que Votre Excellence me pardonne, dit Zhang Jiawu. Ce qu’on peut écrire comme sottises, de nos jours ! Voilà un manuel tout juste bon pour les fonctionnaires qui gardent les fesses sur leurs coussins de soie ! Si nous appliquions ces conseils, les malfrats pulluleraient dans les rues de notre belle cité !
C’était précisément ce qu’il était advenu de Liquan. Ti se rendit compte qu’il avait omis de rendre au censorat ses chères Maximes de sagesse à l’usage des mandarins. Il réclama l’ouvrage et lut une formule au hasard.
« Lors d’une enquête, rien ne doit être traité à la légère. Les répercussions d’une erreur, même infinitésimale, peuvent s’étendre à un millier de lis. »
Il prit son pinceau et ajouta au bas de la page le pendant de cette observation : « En revanche, si l’enquêteur réussit, cela ne fera pas le moindre bruit où que ce soit. »
C’était l’histoire de sa vie.